Le syndrome du « tout de suite maintenant »
Un ami de 70 ans, issu d’un milieu populaire et d’une immense fratrie me racontait l’autre jour comment, enfant, il avait économisé 2 ans durant, centime par centime, pour se procurer le petit poste de radio qui le faisait rêver.
Je l’écoutais éberluée, une fois de plus, de la puissance de ce décalage sociétal, opéré en seulement quelques décénnies, lié à l’avènement de notre société matérialiste et à la façon dont elle a modifié notre rapport à l’assouvissement des désirs. J’étais fascinée de la persévérance dont cet homme avait fait preuve dans sa jeunesse. Quel enfant de 8 ans peut, de nos jours, patienter deux ans et économiser, centimes par centimes pour connaître le plaisir de s’acheter ce qu’il veut ?!
« Le manque est la lumière donnée à tous ».
J’aime cette phrase de Christian Bobin qui opère, à mon sens, comme une source bienfaisante pour notre société actuelle. Société programmée pour chercher à combler tous les manques matériels, affectifs, sexuel…Où du moins, nous fait-on croire qu’elle le peut. Dans ce contexte, on oublie trop souvent, parent d’aujourd’hui, que pour nourrir la créativité, l’envie, et l’énergie vitale de l’enfant, il y a cette nécessité d’un espace, d’une respiration entre le désir et son assouvissement.
On l’oublie car le manque n’a pas bonne presse aujourd’hui. La société d’aujourd’hui s’empresse de venir TOUT DE SUITE , combler nos manques de confort, de temps, etc. Le métro sent mauvais, voilà que uber nous propose pour à peine quelques euros de plus de nous transporter bien au chaud avec, en fond sonore, la musique de notre choix. Pas envie de cuisiner? voilà qu’en quelques clics, arrive sur notre paillasson le porc au caramel qui nous faisait saliver quelques minutes plus tôt sur l’écran de notre téléphone.
De même, ne sommes nous pas vite tentés avec les enfants, d’acheter ce dont ils nous disent manquer, de leur ouvrir mille et une possibilité, de répondre à leurs demandes, de faire pour eux ce qu’ils n’arrivent pas à faire, croyant ainsi les aider, les aimer ? Loin de moi l’idée de dire qu’il faut refuser en bloc toutes les sources de plaisir mais arrêtons nous quelques instants pour nous interroger sur l’état d’esprit que cela génère chez nos enfants. Cela alimente au moins 2 risques :
D’une part, celui de maintenir l’enfant dans une pensée magique qui domine principalement son fonctionnement psychique jusqu’à l’âge de 5 ans environ, associé au stade dit « égocentrique » qu’a décrit Piaget. Je veux = j’obtiens.
Pour reprendre l’histoire du porc au caramel: « Comme j’ai faim, il suffit que papa appuie sur l’image du téléphone et le gentil monsieur m’apportera à manger derrière la porte. ». il n’a évidemment aucune idée, même si on lui explique, que cela n’existait pas avant, et que cela ne sera pas toujours possible de faire comme cela.Si papa ne le fait pas, c’est donc qu’il est méchant.
Selon la façon dont les enfants apprennent à gérer la frustration petits, ils seront de la même façon armés ou pas pour le faire ado. J’ai en mémoire cet adolescent que j’avais reçu avec sa famille et qui hurlait sur ses parents s’ils ne commandaient pas du homard au restaurant pour lui !
D’autre part, le risque est d’alimenter l’idée que nous sommes des parents parfaitement bons et puissants, dont il ne peut que rester dépendant puisqu’il lui sera impossible de rendre ce qu’il a reçu. Est engrammé, chez tout enfant, cette idée selon laquelle existe une balance qui équilibre les dons et les dettes. Les dons, à savoir ce qui est donné aux parents par l’enfant ( les signes d’affection et de reconnaissance, les services rendus, les « merci », les cadeaux, etc), et les dettes, à savoir ce qui est reçu des parents par l’enfant (idem mais dans l’autre sens).
Si cette balance est deséquilibré au point que l’enfant se trouve psychiquement endetté à l’égard du parent, il va inévitablement se sentir mal. Cette dette peut-être très pesante et source d’angoisse et peut s’exprimer de différentes façons: baisse de l’estime de soi, sentiment d’incapacité, agressivité, perte de sens, etc.
Il y a donc nécessité DU MANQUE ; Merci Jonny Halliday de le chanter d’une façon limpide dans « l’envie »:
« On m’a trop donné, bien avant l’envie. j’ai oublié les rêves et les « merci », toutes ces choses qui avaient du prix, qui font l’envie de vivre, le désir et le plaisir aussi. Qu’on me donne l’envie, l’envie d’avoir envie! Qu’on allume ma vie ! »
Oui apprendre aux enfants à gérer le manque, à supporter que ce ne soit pas « tout de suite maintenant », à trouver des alternatives, est une belle façon « d’allumer leur vie ». Cela peut se faire sur des petites choses aussi anodines que d’apprendre à ne pas se jeter sur son assiette aussitôt qu’elle est servie, imaginer comment fabriquer soi-même ce que l’on rêve d’avoir, écrire ou dessiner la liste de ses désirs et adresser une lettre magique à Madame la Vie ou à Monsieur l’Univers plutôt que de courir l’acheter dans le premier magasin.
Les rituels familiaux sont aussi de merveilleux supports pour apprendre à l’enfant à différer l’assouvissement de ses désirs. Noël et les anniversaire en font partie mais chaque famille est libre d’inventer les rituels qu’il souhaitent pour fêter et se faire plaisir. Par exemple, cette famille qui avait instaurer un jour dédié aux bonbons : tout bonbon reçu dans la semaine, était gardé pour être mangé un jour précis dédié à cela.
Nous ne prendrons aucun risque, bien au contraire, à ralentir, à différer, à offrir aux enfants l’espace nécessaire pour que leur créativité cherche comment combler autrement ce qu’il souhaite avoir ou faire…
Ce chemin n’est certes pas le plus facile à suivre pour les parents, en apparence, mais il est, à mon sens un gage de bien être pour l’avenir des enfants, des parents et plus largement celui de notre société. Il n’est jamais trop tard pour amorcer le virage si nécessaire, alors bonne chance ! Vous avez tout mon soutien.